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Utilisateur:Anne Grondeux HTL/Grammaire étendue

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Par « grammaire étendue »[1], on entend la description grammaticale d’une ou de plusieurs langues (Li, Lj …) sur la base d’outils grammaticaux élaborés pour une langue Lx. L’« extension » dont il est question ici est donc synonyme de « transfert » (un outil grammatical initialement élaboré pour Lx est transféré aux langues Li, Lj …).

La parution, en 1992, du tome 2 de l’Histoire des idées linguistiques, publié par Sylvain Auroux, marque véritablement le début des études consacrées à la grammatisation massive des langues du monde à partir de la tradition grammaticale gréco-latine – ce qu’Auroux nommera la « Grammaire Latine Étendue » (Auroux 1992 : 39, 1994). Par « grammatisation », il faut entendre, toujours selon Sylvain Auroux (1992 : 28), « le processus qui conduit à décrire et à outiller une langue sur la base des deux technologies, qui sont aujourd’hui encore les piliers de notre savoir métalinguistique : la grammaire et le dictionnaire. » Grammatiser une langue, c’est donc l’outiller, l’équiper d’un (ou de plusieurs) système(s) d’écriture, grammaire(s), lexiques, instrument(s) de traduction, dictionnaire(s), manuel(s), traité(s) de poétique, rhétorique, etc.


Le processus de grammatisation peut être spontané ou issu d’un transfert.

Processus de grammatisation spontané[modifier | modifier le code]

L’apparition spontanée, autonome, de la description d’une langue reste rare. Seules quatre tentatives ont abouti dans le long terme : les traditions grammaticales arabe[2], chinoise, grecque et sanskrite. Ce sont les usagers natifs de l’arabe, du chinois, du grec et du sanskrit qui ont eu l’idée de décrire « leur » langue et qui ont produit des outils linguistiques réflexifs, c’est-à-dire des outils qui décrivent la langue dans laquelle ils ont été composés.

Processus de grammatisation issu d’un transfert[modifier | modifier le code]

L’activité de description d’une langue peut aussi résulter d’un transfert, c’est-à-dire qu’une langue peut être décrite au moyen d’outils initialement forgés pour une autre langue. La grammatisation des vernaculaires européens et – aujourd’hui encore – de nombreuses langues « exotiques », s’est faite sur la base de la description grammaticale élaborée pour le latin[3] (elle-même issue d’un transfert du modèle grec). Peu à peu, la grammaire latine s’est constituée comme matrice théorique commune permettant, au prix de certains aménagements, la description et l’apprentissage de toute langue (Auroux 1992 : 17-19). Pour désigner ce processus, S. Auroux a forgé l’expression « Grammaire Latine Étendue », où « étendue » signifie « augmentée », « prolongée ». Ce mouvement de grammatisation à partir de la matrice latine s’est révélé être un facteur d’unification théorique sans équivalent dans l’histoire des sciences du langage. L’homogénéité conceptuelle de la très grande majorité des descriptions linguistiques en est une conséquence directe : les noms des parties du discours (nom, verbe, adjectif, etc.), quoique régulièrement critiqués – et à juste titre – restent largement dominants (Auroux 1994 : 82).


L’histoire a néanmoins connu d’autres « grammaires étendues » : le modèle grammatical élaboré pour l’arabe a été utilisé pour décrire le copte, l’hébreu, le malais, le persan, le syriaque, le turc (Guillaume 2020) ; des outils développés pour le chinois ont été étendus au coréen, au japonais et au vietnamien ; le modèle grammatical forgé pour le grec a été utilisé pour décrire l’arménien, le géorgien, le latin, le slavon d’église et le syriaque (Aussant & Dumarty 2021) ; des descriptions grammaticales élaborées pour le sanskrit ont servi à décrire plusieurs langues, en Asie (Aussant 2017) et au-delà : variétés d’indo-aryen moyen et moderne, langues dravidiennes, persan, vieux javanais, cingalais, tibétain, bouriate, langues algonquiennes. Si aucune de ces entreprises n’égale, en ampleur, la « Grammaire Latine Étendue », chacune nous apprend quelque chose de l’activité de description des langues. Toutes, à ce titre, doivent être documentées et étudiées.

Au-delà de l’histoire de la description des langues du monde, qu’ils permettent de retracer, les travaux sur les « Grammaires étendues » ménagent des ponts 1) vers la linguistique descriptive et la typologie (comment est-on passé à ces deux branches de la linguistique « moderne » ?) ; vers les études comparatives et d’Histoire Globale (ces phénomènes de transfert sont-ils commensurables ? en quoi et pourquoi ?) ; vers l’organisation des savoirs et des institutions (le phénomène des « grammaires étendues » ne se limite pas à des transferts de métalangage, il concerne aussi la sociologie et l’histoire des sciences).


Références

Auroux, Sylvain, 1992. Introduction – Le processus de grammatisation et ses enjeux. In S. Auroux (ed.) Histoire des idées linguistiques, tome 2 « Le développement de la grammaire occidentale », Liège, Mardaga, 11-64.

Auroux, Sylvain, 1994. La révolution technologique de la grammatisation, Liège, Mardaga.

Aussant, Émilie (ed.), 2017. Histoire Épistémologie Langage 39.2 « La grammaire sanskrite étendue ».

Aussant, Émilie & Chevillard, Jean-Luc (eds.), 2020. Beiträge zur Geschichte der Sprachwissenschaft 30.1 « Extended Grammars ».

Aussant, Émilie & Dumarty, Lionel (eds.), 2021. Histoire Épistémologie Langage 43.1 « La Grammaire Grecque Étendue ».

Guillaume, Jean-Patrick (ed.), 2020. Histoire Épistémologie Langage 42.1 « La grammaire arabe étendue ». Guillaume, Jean-Patrick, 2021. L’« hypothèse grecque » et le débat sur les origines de la tradition grammaticale arabe. Histoire Épistémologie Langage 43.1, 61-72.


[1] Nous devons l’expression à Sylvain Auroux (clin d’œil de l’historien des sciences à la « théorie standard étendue » de la grammaire générative).

[2] Comme le rappelle Guillaume (2021), la question d’une influence grecque sur l’émergence de la tradition grammaticale arabe fait débat depuis la fin du XIXe siècle. Les données dont nous disposons aujourd’hui ne permettent ni de valider ni d’invalider cette hypothèse.

[3] Essentiellement Donat et Priscien.